Parfois, je voudrais être laide.

 

Je voudrais être laide pour qu’on me dise la vérité.

 

Personne ne dit la vérité aux jolies filles. Non, on ne s’y risque pas.

 

Vous savez ce qu’on fait à une jolie fille ? On lui ouvre les portes.

 

On lui fait des courbettes, on lui fait des caresses, des compliments. On est indulgent avec une jolie fille.

 

Moi, quand je fais un dessin, il est toujours charmant. Je pourrais renverser l’encrier sur un carton, ce serait charmant. S’il n’y avait pas de carton, ce serait charmant et conceptuel. S’il n’y avait pas d’encre, ce serait révolutionnaire.

 

Il n’y en pas un pour me dire que c’est juste con. Qu’il faudrait que je travaille. Que je me bouge. Que j’apprenne l’humilité et la valeur de l’apprentissage.

 

Quand je me retrouve avec moi-même, je ne me trouve pas particulièrement jolie. Je me fréquente depuis trop longtemps pour m’auto-embobiner. Je me connais bien, quand je me regarde devant le miroir, je fais attention à mes expressions, à mes traits mobiles, je vois essentiellement ce qui est en mouvement.

 

Comme un fauve embusqué. Un fauve embusqué ne trouve pas qu’un fruit sur un arbre est étrange, il ne s’attache pas à détailler un feuillage ou une pierre. Il se pose, là, et il attend que ça bouge. Et quand ça bouge, il fonce.

 

Devant mon miroir, je guette un cerne ou un oeil qui pétille, je cherche un trait qui s’est tiré ou détendu. Le reste n’est qu’un fruit sur un arbre, un feuillage ou une pierre.

 

Mais pour tous ces crétins, je suis un produit fini. Parce qu’ils me trouvent jolie.

 

Eux, ils ne veulent pas que ça bouge. Eh non ! Je pourrais devenir moins jolie ! Ils voudraient me figer, me coller dans une vitrine. Là je serais jolie et sage, immobile et immaculée, la beauté virginale et intemporelle d’une oeuvre d’art immuable. Ils pourraient me placer sur un autel et me traiter en signe divin. Ils sont aux antipodes de la fauvitude : le fauve veut que ça bouge, ils veulent que ça reste ; d’un côté le film, de l’autre la photo.

 

On m’ouvre les portes.

 

Si je devais tendre le bras pour ouvrir la porte moi-même, je contracterais mes muscles, je dépenserais de l’énergie, je m’userais. A terme il est même possible que je transpire. Mais là, je me souillerais ! Je suis sûre qu’ils sont convaincus que ma transpiration, c’est de l’eau minérale.

 

Ce n’est même pas le fait qu’ils soient à côté de la vérité qui me dérange. C’est le fait qu’ils m’inhibent. Ils me censurent. Ils m’oppressent. A coups de courbettes, de caresses et de compliments.

 

Ils me dégagent la voie de la facilité. Ils m’invitent à ne pas me battre. Ils m’incitent à être plutôt qu’à faire.

 

Je n’ai qu’à être là. Ca suffit. Ca leur suffit.

 

Mais si je ne suis que là, moi, je meurs.

 

Ah si j’étais laide...

 

Si j’étais laide, on me dirait que ma peinture est un peu facile, un peu primitive. On me dirait que je dois améliorer mon travail sur la perspective, la transparence, la lumière.

 

Il y a quelques semaines, un type est venu me voir. Il était pas mal, plutôt fin, un bon oeil. Il a pointé du doigt un défaut sur un de mes tableaux. Sur la partie droite, l’angle des ombres ne correspondait pas à l’axe de l’éclairage. J’étais bien consciente de cela, je l’avais vu moi aussi. Et bien évidemment, j’ai nié. J’ai nié parce  que je me suis vexée. Une bête blessure d’orgueil, une fierté heurtée, un déni mécanique.

 

Alors le type, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a soutenu son propos ? Il a étayé sa critique ? Il s’est concentré sur l’oeuvre ?

 

Non. Il a vu dans mes yeux que j’étais blessée. Et ça l’a anéanti. Il s’est confondu en explications débiles, il a déclaré que c’était l’essence de l’art que de corrompre la réalité. Il a dit que je transcendais la lumière en lui imposant un axe qui n’était pas le sien. Il a conclu que je sublimais l’art. Quel con.

 

Si j’avais été laide, il aurait campé sur ses positions. Il aurait pris une posture condescendante ou empathique face à mon ego bousculé. J’aurais serré les dents, j’aurais encaissé et, peut-être, à son contact j’aurais grandi. J’aurais bougé.

 

Mais non. Je suis jolie - ce terme m’agace - et ça, ça induit qu’on ne me remet pas en question. On me cautionne, on m’encourage, on me félicite.

 

Mais les louanges, les éloges, les dithyrambes sont toujours orientés vers l’inné. Vers ce que je ne mérite pas. Ce que j’ai acquis, c’est ce que je mérite. On ne me parle pas de mon acquis. Quand on critique ma peinture, on congratule le peintre. On fait fusionner la production et la productrice.

 

Moi je peux comprendre qu’on attaque la production sans attaquer la productrice. Ca me blesse, évidemment, je reste une fille... enfin, un être humain - rien à voir avec la féminité - ... ou si, peut-être que ça a aussi à voir avec la féminité.

 

Parce qu’un garçon qui est beau aura toujours plus à faire ses preuves. On le fera trébucher. Il apprendra à fléchir ses genoux plus haut en marchant. Il ajustera son pas.

 

Oscar Wilde disait : « J’aime les hommes qui ont de l’avenir et les femmes qui ont un passé. »

 

Mon passé à moi, c’est ma naissance. J’ai réussi à être jolie. Sans effort, sans faire exprès. Et voilà, fin de l’histoire. L’avenir appartient aux hommes.

 

D’ailleurs, celui qui me séduira, il s’élèvera, on le glorifiera, on saluera sa conquête : forcément ! un si bel objet ! Je tomberais alors dans l’acquis. Mais pas mon acquis, le sien.

 

Alors, moi, confinée dans mon inné, je ne peux que me déprécier. Devenir moins jolie à mesure que le temps passe.

 

Bel avenir.

 

Et le paradoxe ne s’arrête pas là.

 

Je n’ai pas choisi l’art pictural par hasard. Je suis sensible à l’esthétique. Moi aussi j’aime ce qui est joli. Les paysages, les visages, les corps, les idées. C’est magnifique, une belle idée.

 

Et quand je pense à tout ça, je plane dans les hautes sphères du monde des idées. Cela ne m’empêche pas de m’apprêter quand je me prépare à un rendez-vous. Je m’habille, je me maquille, je me fais des sourires. Est-ce que je creuse aussi ma tombe ? Je ne sais pas.

 

Si j’étais laide, j’aurais tous les droits. On ne me dirait pas : « De toutes les manières, tout te va, à toi. »

 

On m’encouragerait à « faire un petit effort », à prendre soin de moi. J’aurais le droit de me faire belle.

 

Mais là, j’aurais l’impression d’être une usurpatrice. Quand je me fais belle, il faut que je me fasse discrète. Il faut que je me fonde dans le décor, il ne faut pas que je brille. Je dois n’être remarquée que quand je bouge. Parce que c’est comme ça que je vis, en bougeant. Sinon j’attirerai les esthètes stériles. Et moi, ce que je veux, c’est un fauve. Un fauve sensible au mouvement. Je veux être l’héroïne du film, pas la jolie cruche sur la photo.

 

Je veux débusquer le fauve, le stimuler. Et je vais bouger tellement vite que je vais les larguer les fauves contemplatifs. Je ne pourrai être rejointe que par les véloces, les vifs, les instinctifs. Après une course musclée, je ferai face. Je me montrerai panthère. Et après un affrontement bestial, je pourrai être conquise.

 

Et là j’aurai gagné le droit d’être jolie.

 

Je veux qu’on me trouve jolie. Comme ça. Parce que, comme ça, je l’aurai mérité.

 

Je veux qu’on m’aime pour mon acquis et alors donner mon inné.

 

Je veux qu’on m’aime vraiment. C’est pour ça que parfois je voudrais être laide. Mais juste au début. Après, je veux être jolie. Je veux pouvoir dire : « Je te plais ? » « Tu me trouves belle ? » ... et douter. Et quand il me rassurera, je serai la plus heureuse du monde. C’est bête, hein ?