Il faut prendre les gens tels qu’ils sont.

 

C’est ce qu’on dit.

 

Si on veut les prendre tels qu’ils ne sont pas, on est intolérant. On ne tolère pas qu’ils soient ce qu’ils sont, on tolère tout juste ce qu’on voudrait qu’ils soient.

 

Je prends l’exemple de mon père. Mon père a des qualités et des défauts, bien entendu. Mais il a développé une capacité étrange, il peut activer un mode social. Quand il est en mode social, il ne montre ni ses vraies qualités, ni ses vraies défauts. Il déploie une foule d’artifices qui mettent en scène les qualités et les défauts imaginaires du personnage social qu’il s’est construit.

 

Moi ça m’insupporte.

 

Il ne s’agit pas de moi refusant de le prendre tel qu’il est... c’est plutôt lui qui a du mal à s’assumer tel qu’il est vraiment.

 

Bien entendu, son personnage social, il est conçu pour être assez flatteur. Ses qualités ont plus de panache, ses défauts sont plus attachants. C’est du flan mais, pour qui ne prête pas gare, ça marche.

 

C’est intéressant, le mode social. Dans un dîner, c’est comme si les convives acceptaient tacitement la supercherie des autres en échange d’une tolérance pour leur propre duperie.

 

Mais quand on connaît l’envers du décor, ça sonne faux. Le personnage de mon père a une vraie valeur littéraire mais on nage en pleine fiction. Et la fiction qui ne dit pas son nom, c’est un mensonge. Il se ment, il me ment, il ment à tout le monde.

 

Je devrais prendre mon père tel qu’il est. C’est ce que me dit Delphine. Delphine, c’est ma femme. Elle est complètement tombée sous le charme du personnage de fiction de mon père. Il l’a envoûtée la Delphine. Emballée, ensorcelée, sous l’effet d’un philtre.

 

Alors quand j’ai une altercation avec mon père, Delphine prend sa défense. “T’es un peu dur avec ton père.”, elle me dit. “Après toutes les choses qu’il a traversées, tu pourrais être un peu plus compréhensif.”

 

Mais il ne les as pas traversées, ces choses ! Il les a fantasmées, imaginées, rêvées, mises en scène mais il ne les pas traversées.

 

Et Delphine, qui ne veut pas qu’on se dispute, me sert sa plus belle moue dubitative et m’envoie un regard suffisant qui dit : “Comme c’est moi qui ai le plus de maturité, je te laisse dans ton coin, vas-y, pense ce que tu veux, on sait tous les deux ce qu’il en est.” Elle m’énerve quand elle fait ça Delphine.

 

Et elle n’est pas toute blanche, Delphine.

 

Elle a plein de qualités, Delphine, c’est pour ça que je l’ai épousée. Elle a aussi plein de défauts. Et c’est sans doute parce que l’amour est décidément aveugle que je l’ai quand même épousée. Et parfois, soit parce que je recouvre la vue, soit parce que ses défauts m’éblouissent, la chimie ne marche plus. Je lui parle de ce qui ne me convient pas. Elle me rétorque que je veux la changer. Que je ne veux pas la prendre telle qu’elle est. Et elle ajoute, triste et vexée, que c’est sans doute là un signe qui montre bien que je ne l’aime pas comme elle m’aime moi.

 

Ca me rend fou !

 

On ne peut rien dire ! Il faut tout gober la bouche ouverte sinon on est intolérant, incapable d’amour, on est un tyran sans coeur, un égoïste et un bourreau.

 

Mais Delphine, le matin, quand elle a mal dormi, elle fait la tête. Elle cherche les disputes. Elle est désagréable. J’ai tout essayé. Le mari attentionné qui prépare le petit déjeuner, ça ne marche pas. La distance, on est chacun de son côté, ça ne marche pas. Les blagues et la dérision, ça ne marche pas, ça empire !

 

Et moi, quand on s’engueule dès le matin, ça fixe ma journée et ma soirée. La journée sera morose parce que ça me plombe de me réveiller dans les guerres thermo-nucléaires. La soirée sera pénible, parce qu’il faudra se réconcilier à propos d’un non-sujet de discorde. La mauvaise humeur de Delphine, ce n’est pas un thème. On fait pas une dissert’ en deux parties. Il n’y a qu’une chose à faire, reconnaître que c’est assommant et ne pas recommencer.

 

Mais non. Parce que là, je suis à la croisée des chemins. La route de gauche me dit : “Voyageur, en passant par ici, tu acceptes que toutes les mauvaises nuits que passera ta femme plomberont tes propres journées et ce, jusqu’à ce que la mort vous sépare.”

 

La route de droite me dit : “Voyageur, en passant par là, tu peux demander à ta femme de changer de comportement.”

 

Je ne peux pas me résigner à la route de gauche, je trouve ça trop injuste. Quant à la route de droite, Delphine m’en barre l’accès.

 

Ca se voit même dans ses accusations ! “Tu veux me changer !” m’assène-t-elle, meurtrie. Comme si le changement était une injure. Eh bien oui il y a des choses que je veux changer. Quand tu fais la gueule le matin, je veux que ça change.

 

“Tu ne me prends pas telle que je suis.”

 

Mais pourquoi tu ne veux pas comprendre ? Si j’avais voulu un truc qui ne changerait jamais, j’aurais pris une peinture ou une sculpture, pas une femme ! Et moi aussi je change, il faut qu’on change des choses ensemble, je suis heureux et fier de changer à ton contact, je ne crois pas que ça me diminue, je crois que ça me fait grandir, que ça nous fait grandir.

 

“Si tu ne me prends pas telle que je suis, c’est que tu ne m’aimes pas vraiment.”

 

Mais tu es débile ! Si je ne t’aimais pas vraiment, je m’en moquerais, que tu changes ! J’irais voir ailleurs et ce serait réglé !

 

“Alors maintenant je suis débile ? Et tu veux aller voir ailleurs ! Et ça t’étonne que je te dise que tu ne m’aimes pas vraiment !”

 

Mais mon poussin, c’est pas ce que j’ai dit...

 

“Le poussin, il t’emmerde.”

 

Bon, et quand on est parti comme ça, on en a pour une semaine.

 

Delphine a une vision d’elle-même quasiment divine. Elle se voit comme une forme de perfection incarnée. Pas consciemment, bien sûr. Mais dans le fond, c’est ce que ça veut dire. Du coup, si elle devait changer, elle altèrerait cette perfection. Et si moi je veux la faire changer, je l’endommage, je la pervertis, je la dégrade. Forcément, elle résiste.

 

Moi j’imagine les hommes de Cro-Magnon... qu’est-ce qui se serait passé s’ils avaient voulu qu’on les prenne comme ils sont ? Je vois la scène. Un petit Cro-Magnon, chétif et boiteux, qui va voir un gros Cro-Magnon, avec des biceps comme mes cuisses.

 

Le petit lui demande :

- Dis, tu veux pas aller taquiner le mammouth avec ta lance, moi j’y arrive pas.

Et le gros lui répond :

- Nan, moi je veux faire de la peinture et laisser une trace intemporelle de notre passage.

- Ouais mais là, on n’a plus rien à becter donc ce serait cool que tu nous files un coup de main et que tu fasses ta peinture plus tard.

- Nan, t’as qu’à me prendre tel que je suis. Et je suis peintre.

 

Et voilà comment s’est achevée la grande histoire de l’humanité, 40 000 ans avant notre ère.

 

Elle est malhonnête Delphine. Quand on s’est mariés, elle était jamais de mauvaise humeur le matin. C’est elle qui a changé. Quitte à refuser de changer, j’aurais aimé qu’elle refuse ce changement-là. En même temps, si elle avait été de mauvaise humeur tous les matins depuis le premier jour, je crois que je ne l’aurais pas épousée. Au final, je ne sais plus trop bien si c’est une bonne ou une mauvaise chose de changer.

 

Je me demande comment ils ont fait, Papa et Maman. Je pourrais peut-être leur demander leur avis... Ouais mais bon, ils adorent Delphine alors ils ne seront pas objectifs. Ils vont me dire que je devrais faire un petit effort. Que je devrais être un peu plus ouvert d’esprit, plus tolérant. Ca m’agace. Non seulement ils ne m’écoutent jamais, mais en plus, ils ne me prennent pas tel que je suis.